2009/01/17
2008/11/06
Roux et Combaluzier
– Le ridicule, dit-on, n’a jamais tué personne.
– Je vous en prie, épargnez-moi ça ! Rien ne tue comme le ridicule, les gens n’oublient jamais. Et quand je vois notre ami exposer sa vie privée…
– Il m’en a touché quelques mots.
– De sa vie privée ? Asseyons-nous, je suis curieux.
– Rien de bien personnel, mais comme je lui touchais un mot de ses exhibitions…
– C’est bien le mot !
– Je l’ai prononcé… Encore un poisson qu’il a noyé.
– Mais racontez donc.
– Il était assez volubile ; il y avait quelques verres de vin, nous nous servions… Non, vraiment, je ne préfère pas. D’ailleurs je ne me souviens pas.
– Ils promettent beaucoup, qui ne veulent pas tenir ! Vous ne pouvez pas me laisser sur ma faim.
– Si vous croyez que c’est facile. Imaginez-le. Du saucisson, une bouteille de graves, et voilà qu’il prend son air d’y avoir réfléchi et vous affirme paisiblement que la vie est un songe…
– Et qu’il vous emmerde, tout simplement.
– Il y a de ça, mais moi, on ne m’attrape pas si facilement : je ne relève pas et, très calmement, je l’entreprends sur Descartes. Vous savez comme il raffole de ces vieilleries.
– Il s’en rengorge. Continuez.
– Rien n’y a fait, ni cogito ni malin génie, il m’a regardé d’un air vague, s’est resservi et m’a demandé qui rêvait qui.
– C’est tout simple : il n’a plus toute sa tête.
– Je lui ai conseillé un médecin. Il y en a de bon sens.
– Je vous en prie, épargnez-moi ça ! Rien ne tue comme le ridicule, les gens n’oublient jamais. Et quand je vois notre ami exposer sa vie privée…
– Il m’en a touché quelques mots.
– De sa vie privée ? Asseyons-nous, je suis curieux.
– Rien de bien personnel, mais comme je lui touchais un mot de ses exhibitions…
– C’est bien le mot !
– Je l’ai prononcé… Encore un poisson qu’il a noyé.
– Mais racontez donc.
– Il était assez volubile ; il y avait quelques verres de vin, nous nous servions… Non, vraiment, je ne préfère pas. D’ailleurs je ne me souviens pas.
– Ils promettent beaucoup, qui ne veulent pas tenir ! Vous ne pouvez pas me laisser sur ma faim.
– Si vous croyez que c’est facile. Imaginez-le. Du saucisson, une bouteille de graves, et voilà qu’il prend son air d’y avoir réfléchi et vous affirme paisiblement que la vie est un songe…
– Et qu’il vous emmerde, tout simplement.
– Il y a de ça, mais moi, on ne m’attrape pas si facilement : je ne relève pas et, très calmement, je l’entreprends sur Descartes. Vous savez comme il raffole de ces vieilleries.
– Il s’en rengorge. Continuez.
– Rien n’y a fait, ni cogito ni malin génie, il m’a regardé d’un air vague, s’est resservi et m’a demandé qui rêvait qui.
– C’est tout simple : il n’a plus toute sa tête.
– Je lui ai conseillé un médecin. Il y en a de bon sens.
2008/10/17
Critique littéraire
– Ah, mon ami, enfin je vous trouve. Avez-vous vu notre jeune camarade ?
– Hier oui. Ça ne s’arrange pas…
– Je l’ai connu avant, vous savez. C’était un homme très sérieux…
– Il buvait trop !
– Certes il buvait trop, mais il savait au fond de l’ivresse la plus profonde garder ce sens du quant à soi sans lequel on perd…
– Sa dignité !
– Voilà, tout est là. La dignité ! Pauvre garçon. Songez qu’il en est maintenant réduit à publier des bluettes sentimentales. Il n’a plus toute sa tête.
– Personne ne les lira…
– En attendant, il se couvre de ridicule…
– Hier oui. Ça ne s’arrange pas…
– Je l’ai connu avant, vous savez. C’était un homme très sérieux…
– Il buvait trop !
– Certes il buvait trop, mais il savait au fond de l’ivresse la plus profonde garder ce sens du quant à soi sans lequel on perd…
– Sa dignité !
– Voilà, tout est là. La dignité ! Pauvre garçon. Songez qu’il en est maintenant réduit à publier des bluettes sentimentales. Il n’a plus toute sa tête.
– Personne ne les lira…
– En attendant, il se couvre de ridicule…
Comme un songe
Je découvrais la proche campagne. « Rurbain », je m’imaginais ermite. Ballotté, je me racontais l’avoir choisi. Après la ville, tout m’était un repos, le silence du soir, les bruits du matin, le travail même. Mais les soirées sont longues, on ne peut pas lire beaucoup quand la journée s’y est passée. Il y a bien la télé mais j’ai trop d’orgueil, reste Internet, et sans doute lui consacrais-je trop de temps.
Le corps a ses besoins, et tous ne se peuvent satisfaire si simplement qu’on croit, vient le moment où ce n’est plus seulement la chair qui manque. Les sites de rencontres s’étalaient alors dans la presse. De nombreux témoignages vécus, prénoms changés, y reflétaient les convictions incertaines, les préjugés transparents de journalistes qui découvraient le sujet en même temps que leurs lecteurs. L’inscription était gratuite, les jeux ne l’étaient pas. Un chèque et je suis lancé, innocent mais décidé. J’écris une annonce digne, à la fois sobre et imprécise : j’aime la musique et le silence, l’orthographe et la conversation. Ma photo n’était pas avantageuse, je ne croyais pas que ce fut important, et sans doute je me trompais. Les débuts furent poussifs. Libération et Marie-Claire m’avaient vendu l’idée d’un monde de fluidité, et j’attendais des heures. Je ne parvenais pas à résoudre la question des premiers mots et obtenais peu de réponses, l’ennui dominait. Il y avait pourtant ce petit choc, quand on me répondait enfin. C’est pour lui que j’ai persisté. Quelques semaines se sont perdues à ces lenteurs, j’aurais voulu être une femme et ne plus attendre.
Pourtant des femmes, il y en avait. J’étais pris de ce vertige qui saisit dans une grande bibliothèque ou un hypermarché. Je savourais leurs annonces comme à la découverte sans danger d’un continent mal connu. Car ils étaient si formatés, si tissés de lieux communs, ces textes, qu’ils me semblaient dessiner ensemble une sorte de « carte du Tendre », une vaste géographie des sentiments soudain devenue lisible. Et tous ensemble encore, ils me paraissaient curieusement nimbés de cet effet de tremblé qui évoque la poésie, mais rarement la meilleure, celle des chansons, des bluettes et des grandes émotions. Toutes choses auxquelles je suis sensible.
Je ne sais pas flatter : « Madame vos beaux yeux… » à une inconnue, « les diseurs de sérénades et les belles écouteuses », je ne m’en crois plus capable, pas à 40 ans. Je cessai presque de tchater au profit de quelques recherches et lectures, et à des notes confuses sur des livres trop sérieux. « Des milliers de femmes journalistes vous attendent sur Meetic… » A Paris, il y en avait environ 600. Je demandai des interviews à celles dont l’annonce ne trahissait pas trop une autre profession. Je posais mes questions en tchat et n’étais pas mécontent de trouver chez ces femmes un peu plus de précision que chez le tout-venant. Ces conversations n’ont pas duré, sauf la dernière.
Appelons-la Cornélia. Dans la trentaine, élégante et blonde, de trois-quarts, elle se présentait comme épicurienne à la recherche de « l’intensité ». J’ai dû essayer de l’interviewer. La conversation a duré plusieurs heures. Je la félicitais de taper vite, de m’épargner les lenteurs, et le lendemain pareil. Bientôt nous écrivions des mails brefs et polis, partagions de la musique, fixions des rendez-vous pour tchater, tout cela fort paisiblement, en tout bien tout honneur. J’attendais de me connecter avec une placide impatience, je restais dans mon rôle : un ami fiable et pas sot, plein d’attentions mais sans excès.
Trois semaines plus tard, loin de chez moi, un peu parti après dîner, j’écrivais : « Vous aurez compris que je n’aime pas l’amour, ou du moins que saint Augustin – nondum amabam et amare amabam –, c’est un truc dont l’âge m’a débarrassé. Contre l’amour évidemment. Contre tout ce qu’il charrie de bovarysme, de complaisance, contre son côté “belle âme”. » Mais elle répond : « C’est bête, vous me manquez ! » Je suis retourné.
Le téléphone n’a pas tardé à sonner souvent, avec lui sont venus les fadeurs gentilles, les touts, les riens, les compliments : « Votre si belle voix », « Comme j’aime votre rire ! » Les mails continuaient, plusieurs fois par jour, pour rien, comme on se touche la main. Le tempo avait changé, elle écrivait : « J’ai soudain le besoin impératif de vous voir, de vous parler en direct. Pourquoi sommes-nous à ce point dans l’évitement ? Je vais trop vite, je sais, et peut-être allez-vous m’en vouloir. Qu’importe. Je crois que j’ai envie, besoin, que vous partagiez ce désir, que vous le manifestiez. Je n’irai pas plus loin. A quoi bon ? Je sais que vous comprenez. » Je répondis sottement : « Cornélia, vous portez un nom d’ouragan. »
« Je vous dis toutes les choses gentilles que vous parviendrez à imaginer… » « Oh Thomas, Thomas, Thomas, je voudrais que vous soyez près de moi pour vous susurrer à l’oreille des mots tendres. Mais peut-être ne faut-il pas ? Peut-être est-ce mal… Je me sens un peu encombrée de ce désir de vous, là si prégnant. J’ai appris que les hommes étaient brusquement moins présents dès qu’ils vous avaient possédée. Et j’ai un peu peur de cela, malgré tout, malgré vous. Rassurez-moi ! Dites-moi que vous continuerez d’être là. »
Car on venait de la quitter ; je la consolais : « J’aurais voulu être là, mais je ne suis que cette absence bienveillante, cette voix qui parle au loin, impuissante, toujours sans prise. Je voudrais vous communiquer un peu de cette paix et je ne puis pas même vous offrir mes bras. J’en ressens la plus amère des frustrations, et je vois bien qu’elle n’est rien face à ce que vous endurez, cette absence qui n’est pas la mienne. » J’étais jaloux.
Au milieu de cette avalanche de sucre, nous conservions un peu d’esprit critique. Je reparlais du bovarysme, ajoutant que nous nous la racontions, que nous serions déçus, elle approuva : « Et qu’est-ce que ça peut faire ? » Je lisais Flaubert : « N’importe, ne songeons ni à l’avenir, ni à nous, ni à rien. Penser, c’est le moyen de souffrir. Laissons-nous aller au vent de notre cœur tant qu’il enflera la voile ; qu’il nous pousse comme il lui plaira, et quant aux écueils… ma foi tant pis ! Nous verrons… » J’aurais voulu partager son insouciance, moi qui ne dormais plus.
Nous ne pouvions déjà plus rester suspendus dans le vide et, après beaucoup de préalables, nous avons convenu d’un rendez-vous. Avenue de l’Opéra, je crus que mon cœur explosait, il me semblait tout contenir à l’unisson. La veille encore j’avais écrit : « J’ai confiance en nous. » A la Comédie-Française, il n’a pas fallu longtemps pour que nous comprenions l’irrémédiable, le vieux langage des corps : les gestes étaient maladroits et comme à contretemps, sans rien de cette grâce légère qui fait danser les amoureux. Les voix si claires au téléphone semblaient comme éraillées : je ne vous entends plus. J’étais comme étranglé. Après de longues minutes, nous nous sommes tus complètement, un peu interdits, tellement silencieux qu’on aurait entendu un soufflé tomber. Il aurait fallu se quitter là, c’était une loterie et nous avions perdu. Mais nous l’avons traînée cette journée : le Louvre d’abord, où j’ai pensé m’enfuir, un café amer, puis un dîner très superflu. Elle but du chardonnay et monta le ton quand je restais à l’eau. En me quittant, elle m’embrassa : « Je ne vous oublierai pas. »
Dans l’omnibus, passé minuit, je m’infligeai de violentes blessures narcissiques. Ce qui m’avait manqué, c’était un peu d’aisance, je n’avais pas su, j’étais maladroit, elle était charmante, j’étais sot, elle était libre. « Elle était aimable et il l’aimait, mais lui n’était pas aimable et elle ne l’aimait pas. » J’ai griffonné une lettre dans les cahots, je disais que c’était bien fait, que nous étions monté le bourrichon, qu’à mon âge c’était grotesque… Je ne l’ai pas envoyée, je suis rentré, j’ai mal dormi. Aux petites heures du matin, j’ai regagné mon bureau, et j’ai trouvé ça :
Très cher Thomas,
J’espère qu’à cet instant vous êtes enfin dans les bras de Morphée, calme et serein. Je ne vais pas tarder à vous imiter, mais je ne pouvais rejoindre mon lit sans vous dire quelques mots. Pour me répéter sans doute, pour vous dire à quel point vous m’êtes vous aussi devenu précieux. Nous ne nous abandonnerons pas et cela me remplit le cœur de joie. J’en manque aujourd’hui, de cette joie dont je voudrais illuminer le monde. Mais je veux croire que c’est provisoire, tout finira par s’arranger. Cela ne m’empêche pas de regretter encore que nous ne nous soyons pas trouvés. Trop d’obstacles. La vie est vraiment bête. Deux personnes se sentent des affinités et cela ne suffit pas. Trop bête, vraiment. Mais je ne vais pas passer mon temps à me morfondre, et je veux que notre nouvelle relation soit heureuse, proche, tendre, complice. Je vous laisserai le temps qu’il faut (…). Mais s’il vous plait ne vous barricadez pas de nouveau. Soyez doux comme je vous ai connu. Même s’il ne faut pas avoir d’espoir, rien ne nous oblige à être froid ou distant. Même les élans les plus sincères vers vous seront sans arrière-pensée, je vous le promets. Faites-moi ce cadeau encore, cher Thomas, du meilleur de vous.
Et moi sur le même ton, noble et sentimental :
Eh bien non, je ne dors pas. Ou bien j’ai dormi trois heures et me voici. Il faut Cornélia que vous laissiez cette affaire derrière vous. Nous nous sommes ratés, c’est con, mais c’est ainsi. J’ai passé des heures à me maudire pour ça, sans trouver le soulagement des larmes. Même ça, ça ne veut pas sortir. Trop con, oui vraiment, mais se morfondre ? Il faut que vous soyez heureuse. Moi c’est comme si j’avais renoncé : en chaussons dans mon ermitage ou que je porte des basiques en ville, cela ne changera pas le cours du monde. Mais vous, Cornélia, vous n’avez pas le droit de vous morfondre. Vous êtes jeune, intelligente et belle, vous ne pouvez pas rester seule. Vous ne resterez pas seule d’ailleurs, ils ne vous laisseront pas faire tous ces hommes. Sergio, Jérôme, Paul ou Pierre, il en viendra bien un qui saura vous aimer comme vous le méritez. Et vous l’aimerez follement, comme vous savez le faire.
Normalement tout s’arrête là. Il le faut. On s’écrit, les mails s’espacent et c’est enfin fini. Nous n’avons pas cessé. Après quelques soirées vides, nous nous sommes téléphoné, difficilement. Puis plus souvent et, peu de temps après :
Oui, vous me manquez. Je suis triste de la conversation de ce matin, où nous ne parvenions ni l’un ni l’autre à retrouver la légèreté salvatrice des derniers jours. Oui, nous nous sommes trompés. Nous n’avons voulu voir que les choses (nombreuses) que nous partagions en occultant ce qui nous séparait. Notre vie tout simplement. La mienne, sociale, urbaine, futile peut-être mais pleine de joies, d’amitiés, de plaisirs divers et variés. La vôtre solitaire, recluse, plus intérieure que réelle. Dommage. Mais si je suis triste aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de penser aux beaux moments, sincères, intenses que nous avons partagés.
Quelques jours plus tard, nous avions repris les lettres pressées et les attendrissements :
Cornélia, mon Héloïse, Encore levé tôt, mais étrangement reposé, calme. Cette conversation d’hier a été longue, difficile aussi, puis tendre infiniment, comme la bénédiction des larmes, je vous rends grâce pour elles. […] Je pose sur votre front un long baiser qui ne vous réveille pas. Dormez, je voudrais veiller sur votre sommeil.
Nous étions résignés à ne plus nous voir, ou pas tout de suite, plus tard, quand « tout irait mieux », disions-nous. Les conversations étaient encore là mais devenaient plus heurtées chaque jour, la « légèreté salvatrice » était loin. Les lettres de ces deux longues semaines alternent les serments et les plaintes, les gentillesses encore, et bientôt les reproches, les aigreurs. Nous étions devenus gênants l’un pour l’autre, comme la trace d’un dérapage, le ton se faisait plus sec. Nous disions toujours que rien n’était possible, mais pour nous résigner. Je me plaignis enfin de maux inexplicables :
Vous êtes la vie même, le mouvement, les larmes et la joie, et moi… Je voudrais chanter une note pure, et je ne sens monter que des coassements. J’appelle à mon secours votre voix si charnelle, mais je suis loin, et je ne l’entends plus.
Mais ces jérémiades ne trouvaient plus d’oreille :
Vous prenez tout de haut, de vos hauteurs solitaires. Et bien cassez encore, détruisez tout pour pouvoir vous apitoyer encore sur votre sort, mais ne m’en rendez pas complice.
Et moi enfin :
Cornélia, Vous avez raison une fois de plus, je ne sais pas profiter du bonheur qui s’offre, je brise tout, je détruis tout. Et c’est précisément ce que je m’apprête à faire. Car ce que vous trouvez simple et facile est pour moi la chose la plus difficile du monde. Parce que ces moments d’un bonheur sans mélange, je les paie d’un terrible ressac.
Je ne veux pas revenir au monde, je ne veux plus parler d’amour, je veux vivre la vie que je me suis choisie, seul et sans me bercer de l’illusion de changer. Vous y verrez une fuite, vous y verrez de la lâcheté et de l’orgueil, et sans doute je suis orgueilleux et lâche, tant pis pour moi. Mais surtout n’y voyez aucune amertume, je n’en ai pas, et ces quelques semaines avec vous, je les garderai très précieusement, parce qu’elles étaient comme enchantées.
Mais je ne lui ai plus parlé, je n’ai plus de nouvelles et je n’en veux pas. Je suis devenu vieux.
Le corps a ses besoins, et tous ne se peuvent satisfaire si simplement qu’on croit, vient le moment où ce n’est plus seulement la chair qui manque. Les sites de rencontres s’étalaient alors dans la presse. De nombreux témoignages vécus, prénoms changés, y reflétaient les convictions incertaines, les préjugés transparents de journalistes qui découvraient le sujet en même temps que leurs lecteurs. L’inscription était gratuite, les jeux ne l’étaient pas. Un chèque et je suis lancé, innocent mais décidé. J’écris une annonce digne, à la fois sobre et imprécise : j’aime la musique et le silence, l’orthographe et la conversation. Ma photo n’était pas avantageuse, je ne croyais pas que ce fut important, et sans doute je me trompais. Les débuts furent poussifs. Libération et Marie-Claire m’avaient vendu l’idée d’un monde de fluidité, et j’attendais des heures. Je ne parvenais pas à résoudre la question des premiers mots et obtenais peu de réponses, l’ennui dominait. Il y avait pourtant ce petit choc, quand on me répondait enfin. C’est pour lui que j’ai persisté. Quelques semaines se sont perdues à ces lenteurs, j’aurais voulu être une femme et ne plus attendre.
Pourtant des femmes, il y en avait. J’étais pris de ce vertige qui saisit dans une grande bibliothèque ou un hypermarché. Je savourais leurs annonces comme à la découverte sans danger d’un continent mal connu. Car ils étaient si formatés, si tissés de lieux communs, ces textes, qu’ils me semblaient dessiner ensemble une sorte de « carte du Tendre », une vaste géographie des sentiments soudain devenue lisible. Et tous ensemble encore, ils me paraissaient curieusement nimbés de cet effet de tremblé qui évoque la poésie, mais rarement la meilleure, celle des chansons, des bluettes et des grandes émotions. Toutes choses auxquelles je suis sensible.
Je ne sais pas flatter : « Madame vos beaux yeux… » à une inconnue, « les diseurs de sérénades et les belles écouteuses », je ne m’en crois plus capable, pas à 40 ans. Je cessai presque de tchater au profit de quelques recherches et lectures, et à des notes confuses sur des livres trop sérieux. « Des milliers de femmes journalistes vous attendent sur Meetic… » A Paris, il y en avait environ 600. Je demandai des interviews à celles dont l’annonce ne trahissait pas trop une autre profession. Je posais mes questions en tchat et n’étais pas mécontent de trouver chez ces femmes un peu plus de précision que chez le tout-venant. Ces conversations n’ont pas duré, sauf la dernière.
Appelons-la Cornélia. Dans la trentaine, élégante et blonde, de trois-quarts, elle se présentait comme épicurienne à la recherche de « l’intensité ». J’ai dû essayer de l’interviewer. La conversation a duré plusieurs heures. Je la félicitais de taper vite, de m’épargner les lenteurs, et le lendemain pareil. Bientôt nous écrivions des mails brefs et polis, partagions de la musique, fixions des rendez-vous pour tchater, tout cela fort paisiblement, en tout bien tout honneur. J’attendais de me connecter avec une placide impatience, je restais dans mon rôle : un ami fiable et pas sot, plein d’attentions mais sans excès.
Trois semaines plus tard, loin de chez moi, un peu parti après dîner, j’écrivais : « Vous aurez compris que je n’aime pas l’amour, ou du moins que saint Augustin – nondum amabam et amare amabam –, c’est un truc dont l’âge m’a débarrassé. Contre l’amour évidemment. Contre tout ce qu’il charrie de bovarysme, de complaisance, contre son côté “belle âme”. » Mais elle répond : « C’est bête, vous me manquez ! » Je suis retourné.
Le téléphone n’a pas tardé à sonner souvent, avec lui sont venus les fadeurs gentilles, les touts, les riens, les compliments : « Votre si belle voix », « Comme j’aime votre rire ! » Les mails continuaient, plusieurs fois par jour, pour rien, comme on se touche la main. Le tempo avait changé, elle écrivait : « J’ai soudain le besoin impératif de vous voir, de vous parler en direct. Pourquoi sommes-nous à ce point dans l’évitement ? Je vais trop vite, je sais, et peut-être allez-vous m’en vouloir. Qu’importe. Je crois que j’ai envie, besoin, que vous partagiez ce désir, que vous le manifestiez. Je n’irai pas plus loin. A quoi bon ? Je sais que vous comprenez. » Je répondis sottement : « Cornélia, vous portez un nom d’ouragan. »
« Je vous dis toutes les choses gentilles que vous parviendrez à imaginer… » « Oh Thomas, Thomas, Thomas, je voudrais que vous soyez près de moi pour vous susurrer à l’oreille des mots tendres. Mais peut-être ne faut-il pas ? Peut-être est-ce mal… Je me sens un peu encombrée de ce désir de vous, là si prégnant. J’ai appris que les hommes étaient brusquement moins présents dès qu’ils vous avaient possédée. Et j’ai un peu peur de cela, malgré tout, malgré vous. Rassurez-moi ! Dites-moi que vous continuerez d’être là. »
Car on venait de la quitter ; je la consolais : « J’aurais voulu être là, mais je ne suis que cette absence bienveillante, cette voix qui parle au loin, impuissante, toujours sans prise. Je voudrais vous communiquer un peu de cette paix et je ne puis pas même vous offrir mes bras. J’en ressens la plus amère des frustrations, et je vois bien qu’elle n’est rien face à ce que vous endurez, cette absence qui n’est pas la mienne. » J’étais jaloux.
Au milieu de cette avalanche de sucre, nous conservions un peu d’esprit critique. Je reparlais du bovarysme, ajoutant que nous nous la racontions, que nous serions déçus, elle approuva : « Et qu’est-ce que ça peut faire ? » Je lisais Flaubert : « N’importe, ne songeons ni à l’avenir, ni à nous, ni à rien. Penser, c’est le moyen de souffrir. Laissons-nous aller au vent de notre cœur tant qu’il enflera la voile ; qu’il nous pousse comme il lui plaira, et quant aux écueils… ma foi tant pis ! Nous verrons… » J’aurais voulu partager son insouciance, moi qui ne dormais plus.
Nous ne pouvions déjà plus rester suspendus dans le vide et, après beaucoup de préalables, nous avons convenu d’un rendez-vous. Avenue de l’Opéra, je crus que mon cœur explosait, il me semblait tout contenir à l’unisson. La veille encore j’avais écrit : « J’ai confiance en nous. » A la Comédie-Française, il n’a pas fallu longtemps pour que nous comprenions l’irrémédiable, le vieux langage des corps : les gestes étaient maladroits et comme à contretemps, sans rien de cette grâce légère qui fait danser les amoureux. Les voix si claires au téléphone semblaient comme éraillées : je ne vous entends plus. J’étais comme étranglé. Après de longues minutes, nous nous sommes tus complètement, un peu interdits, tellement silencieux qu’on aurait entendu un soufflé tomber. Il aurait fallu se quitter là, c’était une loterie et nous avions perdu. Mais nous l’avons traînée cette journée : le Louvre d’abord, où j’ai pensé m’enfuir, un café amer, puis un dîner très superflu. Elle but du chardonnay et monta le ton quand je restais à l’eau. En me quittant, elle m’embrassa : « Je ne vous oublierai pas. »
Dans l’omnibus, passé minuit, je m’infligeai de violentes blessures narcissiques. Ce qui m’avait manqué, c’était un peu d’aisance, je n’avais pas su, j’étais maladroit, elle était charmante, j’étais sot, elle était libre. « Elle était aimable et il l’aimait, mais lui n’était pas aimable et elle ne l’aimait pas. » J’ai griffonné une lettre dans les cahots, je disais que c’était bien fait, que nous étions monté le bourrichon, qu’à mon âge c’était grotesque… Je ne l’ai pas envoyée, je suis rentré, j’ai mal dormi. Aux petites heures du matin, j’ai regagné mon bureau, et j’ai trouvé ça :
Très cher Thomas,
J’espère qu’à cet instant vous êtes enfin dans les bras de Morphée, calme et serein. Je ne vais pas tarder à vous imiter, mais je ne pouvais rejoindre mon lit sans vous dire quelques mots. Pour me répéter sans doute, pour vous dire à quel point vous m’êtes vous aussi devenu précieux. Nous ne nous abandonnerons pas et cela me remplit le cœur de joie. J’en manque aujourd’hui, de cette joie dont je voudrais illuminer le monde. Mais je veux croire que c’est provisoire, tout finira par s’arranger. Cela ne m’empêche pas de regretter encore que nous ne nous soyons pas trouvés. Trop d’obstacles. La vie est vraiment bête. Deux personnes se sentent des affinités et cela ne suffit pas. Trop bête, vraiment. Mais je ne vais pas passer mon temps à me morfondre, et je veux que notre nouvelle relation soit heureuse, proche, tendre, complice. Je vous laisserai le temps qu’il faut (…). Mais s’il vous plait ne vous barricadez pas de nouveau. Soyez doux comme je vous ai connu. Même s’il ne faut pas avoir d’espoir, rien ne nous oblige à être froid ou distant. Même les élans les plus sincères vers vous seront sans arrière-pensée, je vous le promets. Faites-moi ce cadeau encore, cher Thomas, du meilleur de vous.
Et moi sur le même ton, noble et sentimental :
Eh bien non, je ne dors pas. Ou bien j’ai dormi trois heures et me voici. Il faut Cornélia que vous laissiez cette affaire derrière vous. Nous nous sommes ratés, c’est con, mais c’est ainsi. J’ai passé des heures à me maudire pour ça, sans trouver le soulagement des larmes. Même ça, ça ne veut pas sortir. Trop con, oui vraiment, mais se morfondre ? Il faut que vous soyez heureuse. Moi c’est comme si j’avais renoncé : en chaussons dans mon ermitage ou que je porte des basiques en ville, cela ne changera pas le cours du monde. Mais vous, Cornélia, vous n’avez pas le droit de vous morfondre. Vous êtes jeune, intelligente et belle, vous ne pouvez pas rester seule. Vous ne resterez pas seule d’ailleurs, ils ne vous laisseront pas faire tous ces hommes. Sergio, Jérôme, Paul ou Pierre, il en viendra bien un qui saura vous aimer comme vous le méritez. Et vous l’aimerez follement, comme vous savez le faire.
Normalement tout s’arrête là. Il le faut. On s’écrit, les mails s’espacent et c’est enfin fini. Nous n’avons pas cessé. Après quelques soirées vides, nous nous sommes téléphoné, difficilement. Puis plus souvent et, peu de temps après :
Oui, vous me manquez. Je suis triste de la conversation de ce matin, où nous ne parvenions ni l’un ni l’autre à retrouver la légèreté salvatrice des derniers jours. Oui, nous nous sommes trompés. Nous n’avons voulu voir que les choses (nombreuses) que nous partagions en occultant ce qui nous séparait. Notre vie tout simplement. La mienne, sociale, urbaine, futile peut-être mais pleine de joies, d’amitiés, de plaisirs divers et variés. La vôtre solitaire, recluse, plus intérieure que réelle. Dommage. Mais si je suis triste aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de penser aux beaux moments, sincères, intenses que nous avons partagés.
Quelques jours plus tard, nous avions repris les lettres pressées et les attendrissements :
Cornélia, mon Héloïse, Encore levé tôt, mais étrangement reposé, calme. Cette conversation d’hier a été longue, difficile aussi, puis tendre infiniment, comme la bénédiction des larmes, je vous rends grâce pour elles. […] Je pose sur votre front un long baiser qui ne vous réveille pas. Dormez, je voudrais veiller sur votre sommeil.
Nous étions résignés à ne plus nous voir, ou pas tout de suite, plus tard, quand « tout irait mieux », disions-nous. Les conversations étaient encore là mais devenaient plus heurtées chaque jour, la « légèreté salvatrice » était loin. Les lettres de ces deux longues semaines alternent les serments et les plaintes, les gentillesses encore, et bientôt les reproches, les aigreurs. Nous étions devenus gênants l’un pour l’autre, comme la trace d’un dérapage, le ton se faisait plus sec. Nous disions toujours que rien n’était possible, mais pour nous résigner. Je me plaignis enfin de maux inexplicables :
Vous êtes la vie même, le mouvement, les larmes et la joie, et moi… Je voudrais chanter une note pure, et je ne sens monter que des coassements. J’appelle à mon secours votre voix si charnelle, mais je suis loin, et je ne l’entends plus.
Mais ces jérémiades ne trouvaient plus d’oreille :
Vous prenez tout de haut, de vos hauteurs solitaires. Et bien cassez encore, détruisez tout pour pouvoir vous apitoyer encore sur votre sort, mais ne m’en rendez pas complice.
Et moi enfin :
Cornélia, Vous avez raison une fois de plus, je ne sais pas profiter du bonheur qui s’offre, je brise tout, je détruis tout. Et c’est précisément ce que je m’apprête à faire. Car ce que vous trouvez simple et facile est pour moi la chose la plus difficile du monde. Parce que ces moments d’un bonheur sans mélange, je les paie d’un terrible ressac.
Je ne veux pas revenir au monde, je ne veux plus parler d’amour, je veux vivre la vie que je me suis choisie, seul et sans me bercer de l’illusion de changer. Vous y verrez une fuite, vous y verrez de la lâcheté et de l’orgueil, et sans doute je suis orgueilleux et lâche, tant pis pour moi. Mais surtout n’y voyez aucune amertume, je n’en ai pas, et ces quelques semaines avec vous, je les garderai très précieusement, parce qu’elles étaient comme enchantées.
Mais je ne lui ai plus parlé, je n’ai plus de nouvelles et je n’en veux pas. Je suis devenu vieux.
2008/10/13
Mystères techniques, hypnose moderne
Il arrive que l'âge venant, on se trouve totalement dépassé par les progrès des sciences. Cherchant tout autre chose, je suis tombé sur une extension Firefox qui donne accès aux divers dictionnaires gérés en ligne par le Centre national des ressources textuelles et lexicales (CNRS). On trouve donc trois éditions du Dictionnaire de l'Académie française, le Trésor de la langue française informatisé et, si tout cela ne suffit pas, une page de lien vers le projet ARTFL de l'université de Chicago, donnant accès à de nombreux dictionnaires de 1606 à 1932, ainsi qu'au Dictionnaire critique de Bayle et à l'Encyclopédie.
Jusque-là tout va bien. On peut également chercher des synonymes, des antonymes, etc. C'est un outil agréable à utiliser.
Et puis il y a ce machin là-haut. C'est le résultat d'une analyse proxémique limitée à 15 nœuds et portant sur le mot "attendrissement". L'image apparaît dans une fenêtre particulière, tourne sur elle-même et hypnotise. C'est joli, sûrement sympa avec un joint, probablement chronophage. En attendant l'âge vient, et je n'ai toujours pas compris clairement à quoi ce bazar peut bien servir.
Jusque-là tout va bien. On peut également chercher des synonymes, des antonymes, etc. C'est un outil agréable à utiliser.
Et puis il y a ce machin là-haut. C'est le résultat d'une analyse proxémique limitée à 15 nœuds et portant sur le mot "attendrissement". L'image apparaît dans une fenêtre particulière, tourne sur elle-même et hypnotise. C'est joli, sûrement sympa avec un joint, probablement chronophage. En attendant l'âge vient, et je n'ai toujours pas compris clairement à quoi ce bazar peut bien servir.
2008/09/25
The new leaf always pushes off the old
Il y a des lieux perdus. Ce parc face à l’école, l’ondulation de son immense pelouse. Mes pas m’y ont conduit presque malgré moi et je n’ai retrouvé, minuscules, qu’un tas de sable douteux, une herbe pelée, des arbres effeuillés. Aux beaux jours de septembre, quelques enfants se poursuivaient encore. Il y avait toujours ce long mur accueillant, et toujours ces cachettes sous les lilas. Je me souviens qu’ils étaient blancs. Je suis venu trop tard, les lilas passent si vite.
2008/09/16
2008/09/12
2008/06/18
2008/06/06
2007/02/08
Deux sonnets mécaniques
En VO
Le Chat (version allemande)
Mon beau chat vient sur mon coeur verliebtes ;
Retient les griffes de ta jambe,
Et on peut plonger dans tes beaux yeux,
mélangé du métal et de l'agate.
Si mes doigts loisirs à des liebkosen
Ta tête et ton dos flexible,
Et que ma main lui enivre du plaisir
Ton corps électrique balayer,
Je vois ma femme dans l'esprit. Sa vue,
Comme le tien digne d'être aimé bête,
Le plat divise profondément et froidement et comme une piqûre,
Et cela de jusques pieds à la tête,
Un air astucieux, un parfum dangereux,
nage autour de son corps brun.
Le Chat (version anglaise)
Venez, mon beau chat, sur mon coeur dans l'amour ;
Maintenir les griffes de votre jambe,
Et me laisse plongent dans vos beaux yeux,
interférés le métal et l'agate.
Quand mes doigts aiment avec des loisirs
Votre tête et votre dos d'élastique,
Et que mon enivre de main du plaisir
au palpate votre corps électrique,
Je vois mon épouse dans l'esprit. Son regard,
Comme tien, animal plaisant,
Profond et froid, couper et des fentes comme un dard,
Et, des jusques de pieds à la tête,
Un air subtile, un parfum dangereux,
Bain autour de son corps brun.
2006/11/24
Contagion de la grisette
Il faut lire Littré, "on y apprend même que les grisettes étaient de jeunes bourgeoises de la ville qui avaient une galanterie un peu hardie, et qui se piquaient de beaucoup de liberté". Cette grisette-ci (1909, Jean-Bernard Descomps, sculpteur) est dans le square Jules-Ferry, au bout du canal Saint-Martin, à l'angle de la rue Vieille-du-Temple. Par affection pour elle, je l'ai décorée une nuit d'une multitude de papillons achetés à Belleville dans un bazar chinois. Une semaine plus tard, il en restait encore deux, je veux croire qu'ils ont trouvé seuls leur nouvelle position.
2006/11/21
Saint-Lazare
Je passe souvent par la gare Saint-Lazare. Voici un morceau de la nouvelle entrée du métro, construite pour accueillir la ligne 14. J'aime bien cette photo malgré ses défauts, ou peut-être à cause d'eux. J'ai tout un stock de photos du métro, j'en mettrai quelques-unes en ligne bientôt.
2006/10/12
Vague et ennuyé, ou pire?
« Qu’il est doux de se sentir malheureux quand on n’est que vague et ennuyé. »
Je me souviens des bars où nous avions 20 ans, des jeunes filles, des alcools, des amours. Les filles n’ont plus 20 ans, l’alcool a perdu ses mystères, l’amour n’a plus que des charmes lointains, les jeux ne nous distraient plus. C’est l’âge qui vient, qui ne reviendra pas.
C’est si loin, au quartier, là-bas. J’y vois parfois traîner des compagnons d’hier et je sens la cendre à ma bouche. Il y avait là des arrière-salles crasseuses, des échiquiers, des femmes saoules, de la bière à pleins ruisseaux, de la musique à s’en faire péter les oreilles, toutes choses aujourd’hui sinistres, mais qui me reviennent parées des chatoyantes couleurs du souvenir : « Nos plus belles années », ce sont celles où nous nous sommes perdus. Et nous n’y sommes pas parvenu. Oh, je sais bien ce que j’y ai laissé, mon innocence au moins, et ma santé peut-être, mais moi, je me suis toujours retrouvé, un peu plus usé, un peu plus abîmé, quelques souvenirs en moins, mais toujours là. D’autres sont partis sans recours.
Je voudrais raconter, mais tout cela est si bien noyé dans l’alcool éventé de ma mémoire que je ne saurais plus démêler l’avant de l’après, la cause de sa conséquence, comme si toutes ces années n’avaient été qu’une longue et unique nuit, indéfiniment poursuivie. Et d’ailleurs, si même je me souvenais, cela ne serait rien, mois après mois, qu’une fastidieuse énumération de cuites et d’errances, de conversations sans suite, de gueules de bois. Toute ma jeunesse ainsi passée, je ne me la rappelle pas. Mes seuls jalons, ce sont mes morts, deux ou trois, et puis les femmes.
Il y a la première d’abord, que je garderai toujours, ma malédiction et mon salut. Elle avait à la bouche un pli mécontent qui ne pouvait que me séduire, un air insatisfait, presque méchant même, et je crois qu’elle l’a été souvent, méchante, avec moi comme avec d’autres. Il y avait aussi cette étrangère, que j’ai revue depuis, et pour mon malheur elle n’avait pas changé. Il y en avait une encore, que je n’ai jamais connue que très profondément ivre, qui m’emmenait pour un dernier verre quand il y en avait eu beaucoup. Et puis d’autres encore, pour une nuit dont on se réveillait avec la seule idée de se quitter au plus tôt. Leurs visages peu à peu s’estompent, je ne les remplace pas.
C'est bien fini tout cela, les femmes et les jeux, il ne reste que les morts pour me tenir compagnie, la nuit dans mes rêves.
C’est si loin, au quartier, là-bas. J’y vois parfois traîner des compagnons d’hier et je sens la cendre à ma bouche. Il y avait là des arrière-salles crasseuses, des échiquiers, des femmes saoules, de la bière à pleins ruisseaux, de la musique à s’en faire péter les oreilles, toutes choses aujourd’hui sinistres, mais qui me reviennent parées des chatoyantes couleurs du souvenir : « Nos plus belles années », ce sont celles où nous nous sommes perdus. Et nous n’y sommes pas parvenu. Oh, je sais bien ce que j’y ai laissé, mon innocence au moins, et ma santé peut-être, mais moi, je me suis toujours retrouvé, un peu plus usé, un peu plus abîmé, quelques souvenirs en moins, mais toujours là. D’autres sont partis sans recours.
Je voudrais raconter, mais tout cela est si bien noyé dans l’alcool éventé de ma mémoire que je ne saurais plus démêler l’avant de l’après, la cause de sa conséquence, comme si toutes ces années n’avaient été qu’une longue et unique nuit, indéfiniment poursuivie. Et d’ailleurs, si même je me souvenais, cela ne serait rien, mois après mois, qu’une fastidieuse énumération de cuites et d’errances, de conversations sans suite, de gueules de bois. Toute ma jeunesse ainsi passée, je ne me la rappelle pas. Mes seuls jalons, ce sont mes morts, deux ou trois, et puis les femmes.
Il y a la première d’abord, que je garderai toujours, ma malédiction et mon salut. Elle avait à la bouche un pli mécontent qui ne pouvait que me séduire, un air insatisfait, presque méchant même, et je crois qu’elle l’a été souvent, méchante, avec moi comme avec d’autres. Il y avait aussi cette étrangère, que j’ai revue depuis, et pour mon malheur elle n’avait pas changé. Il y en avait une encore, que je n’ai jamais connue que très profondément ivre, qui m’emmenait pour un dernier verre quand il y en avait eu beaucoup. Et puis d’autres encore, pour une nuit dont on se réveillait avec la seule idée de se quitter au plus tôt. Leurs visages peu à peu s’estompent, je ne les remplace pas.
C'est bien fini tout cela, les femmes et les jeux, il ne reste que les morts pour me tenir compagnie, la nuit dans mes rêves.
2006/09/21
Au courrier du jour
Ces quelques mots d'une vieille amie, nous l'appellerons Cassandre pour respecter son anonymat :
« Un blog, mon bon ami ! Voyons, mais qui n'en a pas ? Plus une étudiante, pas un collégien… Et vous, qui toujours aviez gardé ce rigoureux silence, iriez faire le beau parmi les lycéennes anorexiques et les jeunes technovores. Vraiment, c'est à se tordre. Mais consolons-nous, je n'en rirai pas longtemps : vous renoncerez. Vous êtes trop paresseux, vous le savez, et même si, par miracle, vous trouviez chaque jour l'équivalent d'une brève, je ne donne pas deux semaines pour que ces broutilles vous ennuient.
Mais laissons cela et, pour votre bien, trouvez des distractions plus solides [...] »
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