2008/10/17

Comme un songe

Je découvrais la proche campagne. « Rurbain », je m’imaginais ermite. Ballotté, je me racontais l’avoir choisi. Après la ville, tout m’était un repos, le silence du soir, les bruits du matin, le travail même. Mais les soirées sont longues, on ne peut pas lire beaucoup quand la journée s’y est passée. Il y a bien la télé mais j’ai trop d’orgueil, reste Internet, et sans doute lui consacrais-je trop de temps.
Le corps a ses besoins, et tous ne se peuvent satisfaire si simplement qu’on croit, vient le moment où ce n’est plus seulement la chair qui manque. Les sites de rencontres s’étalaient alors dans la presse. De nombreux témoignages vécus, prénoms changés, y reflétaient les convictions incertaines, les préjugés transparents de journalistes qui découvraient le sujet en même temps que leurs lecteurs. L’inscription était gratuite, les jeux ne l’étaient pas. Un chèque et je suis lancé, innocent mais décidé. J’écris une annonce digne, à la fois sobre et imprécise : j’aime la musique et le silence, l’orthographe et la conversation. Ma photo n’était pas avantageuse, je ne croyais pas que ce fut important, et sans doute je me trompais. Les débuts furent poussifs. Libération et Marie-Claire m’avaient vendu l’idée d’un monde de fluidité, et j’attendais des heures. Je ne parvenais pas à résoudre la question des premiers mots et obtenais peu de réponses, l’ennui dominait. Il y avait pourtant ce petit choc, quand on me répondait enfin. C’est pour lui que j’ai persisté. Quelques semaines se sont perdues à ces lenteurs, j’aurais voulu être une femme et ne plus attendre.
Pourtant des femmes, il y en avait. J’étais pris de ce vertige qui saisit dans une grande bibliothèque ou un hypermarché. Je savourais leurs annonces comme à la découverte sans danger d’un continent mal connu. Car ils étaient si formatés, si tissés de lieux communs, ces textes, qu’ils me semblaient dessiner ensemble une sorte de « carte du Tendre », une vaste géographie des sentiments soudain devenue lisible. Et tous ensemble encore, ils me paraissaient curieusement nimbés de cet effet de tremblé qui évoque la poésie, mais rarement la meilleure, celle des chansons, des bluettes et des grandes émotions. Toutes choses auxquelles je suis sensible.
Je ne sais pas flatter : « Madame vos beaux yeux… » à une inconnue, « les diseurs de sérénades et les belles écouteuses », je ne m’en crois plus capable, pas à 40 ans. Je cessai presque de tchater au profit de quelques recherches et lectures, et à des notes confuses sur des livres trop sérieux. « Des milliers de femmes journalistes vous attendent sur Meetic… » A Paris, il y en avait environ 600. Je demandai des interviews à celles dont l’annonce ne trahissait pas trop une autre profession. Je posais mes questions en tchat et n’étais pas mécontent de trouver chez ces femmes un peu plus de précision que chez le tout-venant. Ces conversations n’ont pas duré, sauf la dernière.

Appelons-la Cornélia. Dans la trentaine, élégante et blonde, de trois-quarts, elle se présentait comme épicurienne à la recherche de « l’intensité ». J’ai dû essayer de l’interviewer. La conversation a duré plusieurs heures. Je la félicitais de taper vite, de m’épargner les lenteurs, et le lendemain pareil. Bientôt nous écrivions des mails brefs et polis, partagions de la musique, fixions des rendez-vous pour tchater, tout cela fort paisiblement, en tout bien tout honneur. J’attendais de me connecter avec une placide impatience, je restais dans mon rôle : un ami fiable et pas sot, plein d’attentions mais sans excès.
Trois semaines plus tard, loin de chez moi, un peu parti après dîner, j’écrivais : « Vous aurez compris que je n’aime pas l’amour, ou du moins que saint Augustin – nondum amabam et amare amabam –, c’est un truc dont l’âge m’a débarrassé. Contre l’amour évidemment. Contre tout ce qu’il charrie de bovarysme, de complaisance, contre son côté “belle âme”. » Mais elle répond : « C’est bête, vous me manquez ! » Je suis retourné.
Le téléphone n’a pas tardé à sonner souvent, avec lui sont venus les fadeurs gentilles, les touts, les riens, les compliments : « Votre si belle voix », « Comme j’aime votre rire ! » Les mails continuaient, plusieurs fois par jour, pour rien, comme on se touche la main. Le tempo avait changé, elle écrivait : « J’ai soudain le besoin impératif de vous voir, de vous parler en direct. Pourquoi sommes-nous à ce point dans l’évitement ? Je vais trop vite, je sais, et peut-être allez-vous m’en vouloir. Qu’importe. Je crois que j’ai envie, besoin, que vous partagiez ce désir, que vous le manifestiez. Je n’irai pas plus loin. A quoi bon ? Je sais que vous comprenez. » Je répondis sottement : « Cornélia, vous portez un nom d’ouragan. »
« Je vous dis toutes les choses gentilles que vous parviendrez à imaginer… » « Oh Thomas, Thomas, Thomas, je voudrais que vous soyez près de moi pour vous susurrer à l’oreille des mots tendres. Mais peut-être ne faut-il pas ? Peut-être est-ce mal… Je me sens un peu encombrée de ce désir de vous, là si prégnant. J’ai appris que les hommes étaient brusquement moins présents dès qu’ils vous avaient possédée. Et j’ai un peu peur de cela, malgré tout, malgré vous. Rassurez-moi ! Dites-moi que vous continuerez d’être là. »
Car on venait de la quitter ; je la consolais : « J’aurais voulu être là, mais je ne suis que cette absence bienveillante, cette voix qui parle au loin, impuissante, toujours sans prise. Je voudrais vous communiquer un peu de cette paix et je ne puis pas même vous offrir mes bras. J’en ressens la plus amère des frustrations, et je vois bien qu’elle n’est rien face à ce que vous endurez, cette absence qui n’est pas la mienne. » J’étais jaloux.
Au milieu de cette avalanche de sucre, nous conservions un peu d’esprit critique. Je reparlais du bovarysme, ajoutant que nous nous la racontions, que nous serions déçus, elle approuva : « Et qu’est-ce que ça peut faire ? » Je lisais Flaubert : « N’importe, ne songeons ni à l’avenir, ni à nous, ni à rien. Penser, c’est le moyen de souffrir. Laissons-nous aller au vent de notre cœur tant qu’il enflera la voile ; qu’il nous pousse comme il lui plaira, et quant aux écueils… ma foi tant pis ! Nous verrons… » J’aurais voulu partager son insouciance, moi qui ne dormais plus.

Nous ne pouvions déjà plus rester suspendus dans le vide et, après beaucoup de préalables, nous avons convenu d’un rendez-vous. Avenue de l’Opéra, je crus que mon cœur explosait, il me semblait tout contenir à l’unisson. La veille encore j’avais écrit : « J’ai confiance en nous. » A la Comédie-Française, il n’a pas fallu longtemps pour que nous comprenions l’irrémédiable, le vieux langage des corps : les gestes étaient maladroits et comme à contretemps, sans rien de cette grâce légère qui fait danser les amoureux. Les voix si claires au téléphone semblaient comme éraillées : je ne vous entends plus. J’étais comme étranglé. Après de longues minutes, nous nous sommes tus complètement, un peu interdits, tellement silencieux qu’on aurait entendu un soufflé tomber. Il aurait fallu se quitter là, c’était une loterie et nous avions perdu. Mais nous l’avons traînée cette journée : le Louvre d’abord, où j’ai pensé m’enfuir, un café amer, puis un dîner très superflu. Elle but du chardonnay et monta le ton quand je restais à l’eau. En me quittant, elle m’embrassa : « Je ne vous oublierai pas. »
Dans l’omnibus, passé minuit, je m’infligeai de violentes blessures narcissiques. Ce qui m’avait manqué, c’était un peu d’aisance, je n’avais pas su, j’étais maladroit, elle était charmante, j’étais sot, elle était libre. « Elle était aimable et il l’aimait, mais lui n’était pas aimable et elle ne l’aimait pas. » J’ai griffonné une lettre dans les cahots, je disais que c’était bien fait, que nous étions monté le bourrichon, qu’à mon âge c’était grotesque… Je ne l’ai pas envoyée, je suis rentré, j’ai mal dormi. Aux petites heures du matin, j’ai regagné mon bureau, et j’ai trouvé ça :

Très cher Thomas,
J’espère qu’à cet instant vous êtes enfin dans les bras de Morphée, calme et serein. Je ne vais pas tarder à vous imiter, mais je ne pouvais rejoindre mon lit sans vous dire quelques mots. Pour me répéter sans doute, pour vous dire à quel point vous m’êtes vous aussi devenu précieux. Nous ne nous abandonnerons pas et cela me remplit le cœur de joie. J’en manque aujourd’hui, de cette joie dont je voudrais illuminer le monde. Mais je veux croire que c’est provisoire, tout finira par s’arranger. Cela ne m’empêche pas de regretter encore que nous ne nous soyons pas trouvés. Trop d’obstacles. La vie est vraiment bête. Deux personnes se sentent des affinités et cela ne suffit pas. Trop bête, vraiment. Mais je ne vais pas passer mon temps à me morfondre, et je veux que notre nouvelle relation soit heureuse, proche, tendre, complice. Je vous laisserai le temps qu’il faut (…). Mais s’il vous plait ne vous barricadez pas de nouveau. Soyez doux comme je vous ai connu. Même s’il ne faut pas avoir d’espoir, rien ne nous oblige à être froid ou distant. Même les élans les plus sincères vers vous seront sans arrière-pensée, je vous le promets. Faites-moi ce cadeau encore, cher Thomas, du meilleur de vous.

Et moi sur le même ton, noble et sentimental :

Eh bien non, je ne dors pas. Ou bien j’ai dormi trois heures et me voici. Il faut Cornélia que vous laissiez cette affaire derrière vous. Nous nous sommes ratés, c’est con, mais c’est ainsi. J’ai passé des heures à me maudire pour ça, sans trouver le soulagement des larmes. Même ça, ça ne veut pas sortir. Trop con, oui vraiment, mais se morfondre ? Il faut que vous soyez heureuse. Moi c’est comme si j’avais renoncé : en chaussons dans mon ermitage ou que je porte des basiques en ville, cela ne changera pas le cours du monde. Mais vous, Cornélia, vous n’avez pas le droit de vous morfondre. Vous êtes jeune, intelligente et belle, vous ne pouvez pas rester seule. Vous ne resterez pas seule d’ailleurs, ils ne vous laisseront pas faire tous ces hommes. Sergio, Jérôme, Paul ou Pierre, il en viendra bien un qui saura vous aimer comme vous le méritez. Et vous l’aimerez follement, comme vous savez le faire.

Normalement tout s’arrête là. Il le faut. On s’écrit, les mails s’espacent et c’est enfin fini. Nous n’avons pas cessé. Après quelques soirées vides, nous nous sommes téléphoné, difficilement. Puis plus souvent et, peu de temps après :

Oui, vous me manquez. Je suis triste de la conversation de ce matin, où nous ne parvenions ni l’un ni l’autre à retrouver la légèreté salvatrice des derniers jours. Oui, nous nous sommes trompés. Nous n’avons voulu voir que les choses (nombreuses) que nous partagions en occultant ce qui nous séparait. Notre vie tout simplement. La mienne, sociale, urbaine, futile peut-être mais pleine de joies, d’amitiés, de plaisirs divers et variés. La vôtre solitaire, recluse, plus intérieure que réelle. Dommage. Mais si je suis triste aujourd’hui, je ne peux m’empêcher de penser aux beaux moments, sincères, intenses que nous avons partagés.

Quelques jours plus tard, nous avions repris les lettres pressées et les attendrissements :

Cornélia, mon Héloïse, Encore levé tôt, mais étrangement reposé, calme. Cette conversation d’hier a été longue, difficile aussi, puis tendre infiniment, comme la bénédiction des larmes, je vous rends grâce pour elles. […] Je pose sur votre front un long baiser qui ne vous réveille pas. Dormez, je voudrais veiller sur votre sommeil.

Nous étions résignés à ne plus nous voir, ou pas tout de suite, plus tard, quand « tout irait mieux », disions-nous. Les conversations étaient encore là mais devenaient plus heurtées chaque jour, la « légèreté salvatrice » était loin. Les lettres de ces deux longues semaines alternent les serments et les plaintes, les gentillesses encore, et bientôt les reproches, les aigreurs. Nous étions devenus gênants l’un pour l’autre, comme la trace d’un dérapage, le ton se faisait plus sec. Nous disions toujours que rien n’était possible, mais pour nous résigner. Je me plaignis enfin de maux inexplicables :

Vous êtes la vie même, le mouvement, les larmes et la joie, et moi… Je voudrais chanter une note pure, et je ne sens monter que des coassements. J’appelle à mon secours votre voix si charnelle, mais je suis loin, et je ne l’entends plus.

Mais ces jérémiades ne trouvaient plus d’oreille :

Vous prenez tout de haut, de vos hauteurs solitaires. Et bien cassez encore, détruisez tout pour pouvoir vous apitoyer encore sur votre sort, mais ne m’en rendez pas complice.

Et moi enfin :

Cornélia, Vous avez raison une fois de plus, je ne sais pas profiter du bonheur qui s’offre, je brise tout, je détruis tout. Et c’est précisément ce que je m’apprête à faire. Car ce que vous trouvez simple et facile est pour moi la chose la plus difficile du monde. Parce que ces moments d’un bonheur sans mélange, je les paie d’un terrible ressac.
Je ne veux pas revenir au monde, je ne veux plus parler d’amour, je veux vivre la vie que je me suis choisie, seul et sans me bercer de l’illusion de changer. Vous y verrez une fuite, vous y verrez de la lâcheté et de l’orgueil, et sans doute je suis orgueilleux et lâche, tant pis pour moi. Mais surtout n’y voyez aucune amertume, je n’en ai pas, et ces quelques semaines avec vous, je les garderai très précieusement, parce qu’elles étaient comme enchantées.

Mais je ne lui ai plus parlé, je n’ai plus de nouvelles et je n’en veux pas. Je suis devenu vieux.

5 comments:

Anonymous said...

relu!
Très juste..tout est très exactement à la bonne place..J'aime!
M.

Là nuit, souvent said...

Oh!... le délicat bonheur que cette tranche de vie , relatée avec sentiment,sensation et un zeste de cruauté pour ne pas s'engluer dans la mièvrerie . J'ai lu,relu,dégusté et savouré.J'arrête le tombereau de compliments; je risque de saouler.

Toto said...

Allez y au contraire : c'est très agréable !

Là nuit,souvent said...

Je viens de faire un saut, en coup de vent, sur le blog de Saskia qui,dés la première ligne, m'avait catapulté ici.J'ai lu plus avant et ai découvert les commentaires...
ABASOURDI.
"La bêtise, à front de taureau" notait l'Oncle Gustave.
Sa cousine,La Méchanceté Noire,la suit de près.
O tempora, O mores...
Ce que Reiser (le copain de Cabu) traduisait par: "on vit une époque formidable..."

Toto said...

Oui, c'était pas brillant, je n'aurais pas dû les relancer.