2006/10/12

Vague et ennuyé, ou pire?

« Qu’il est doux de se sentir malheureux quand on n’est que vague et ennuyé. »

Je me souviens des bars où nous avions 20 ans, des jeunes filles, des alcools, des amours. Les filles n’ont plus 20 ans, l’alcool a perdu ses mystères, l’amour n’a plus que des charmes lointains, les jeux ne nous distraient plus. C’est l’âge qui vient, qui ne reviendra pas.
C’est si loin, au quartier, là-bas. J’y vois parfois traîner des compagnons d’hier et je sens la cendre à ma bouche. Il y avait là des arrière-salles crasseuses, des échiquiers, des femmes saoules, de la bière à pleins ruisseaux, de la musique à s’en faire péter les oreilles, toutes choses aujourd’hui sinistres, mais qui me reviennent parées des chatoyantes couleurs du souvenir : « Nos plus belles années », ce sont celles où nous nous sommes perdus. Et nous n’y sommes pas parvenu. Oh, je sais bien ce que j’y ai laissé, mon innocence au moins, et ma santé peut-être, mais moi, je me suis toujours retrouvé, un peu plus usé, un peu plus abîmé, quelques souvenirs en moins, mais toujours là. D’autres sont partis sans recours.
Je voudrais raconter, mais tout cela est si bien noyé dans l’alcool éventé de ma mémoire que je ne saurais plus démêler l’avant de l’après, la cause de sa conséquence, comme si toutes ces années n’avaient été qu’une longue et unique nuit, indéfiniment poursuivie. Et d’ailleurs, si même je me souvenais, cela ne serait rien, mois après mois, qu’une fastidieuse énumération de cuites et d’errances, de conversations sans suite, de gueules de bois. Toute ma jeunesse ainsi passée, je ne me la rappelle pas. Mes seuls jalons, ce sont mes morts, deux ou trois, et puis les femmes.
Il y a la première d’abord, que je garderai toujours, ma malédiction et mon salut. Elle avait à la bouche un pli mécontent qui ne pouvait que me séduire, un air insatisfait, presque méchant même, et je crois qu’elle l’a été souvent, méchante, avec moi comme avec d’autres. Il y avait aussi cette étrangère, que j’ai revue depuis, et pour mon malheur elle n’avait pas changé. Il y en avait une encore, que je n’ai jamais connue que très profondément ivre, qui m’emmenait pour un dernier verre quand il y en avait eu beaucoup. Et puis d’autres encore, pour une nuit dont on se réveillait avec la seule idée de se quitter au plus tôt. Leurs visages peu à peu s’estompent, je ne les remplace pas.
C'est bien fini tout cela, les femmes et les jeux, il ne reste que les morts pour me tenir compagnie, la nuit dans mes rêves.